Kimberley LEPPIK

Doctorante (CREF) à l’Université Paris III-Sorbonne Nouvelle sous la direction de Mireille Calle-Gruber. Cotutelle avec Université de Montréal.

Thèse : L’Avènement de la voix : Marguerite Duras et l’écriture mélancolique.

À partir des années soixante, l’œuvre durassienne commence à se transformer : on y remarque des structures narratives de plus en plus complexes, la présence de plusieurs niveaux et instances narratifs dans le cadre d’un seul livre et un ton empreint d’une certaine musicalité lyrique. La démarche narrative, auparavant essentiellement descriptive, attribue désormais une fonction instauratrice à la voix énonciative. Des voix-off, issues de l’écriture scénaristique, bénéficient de la porosité des frontières génériques pour atteindre une prégnance permanente dans l’énonciation durassienne. Le début de cette transformation de la narration coïncide presque parfaitement avec la période où Duras arrête de faire ce qu’elle nomme des « livres de labeur » : elle affirme que c’est pendant la production de Moderato Cantabile, paru en 1958, que commencent « les crises qui correspondent à l’écriture. » Or, ce n’est pas seulement sa narration qui évolue, mais aussi sa philosophie de l’écriture. À l’analyse de son œuvre et du paratexte, nous constatons que l’imaginaire durassien de la création littéraire est celui d’une écriture « inspirée », c’est-à-dire d’une écriture venant d’une autre instance qui dépasse ou excède l’écrivain. Cette « persona du sujet de l’écriture » prend parfois la forme du livre « qui crie qu’il exige d’être terminé » ou celle de « la visiteuse ». Nous proposons de nous pencher sur les liens qui se tissent entre la persona du sujet de l’écriture et l’instance énonciative inscrite dans les textes, l’une et l’autre n’ayant pas forcément le même visage dans les imaginaires de l’écrivain et du lecteur. Ce qui unit ces deux instances vocales serait, nous semble-t-il, la mémoire, elle aussi étant à l’origine du texte et créée par lui. La mémoire et les voix sont à la fois les objets et les moyens de la quête sempiternelle qui caractérise la démarche d’écriture de Duras. Pour rendre compte de cet espace paradoxal de l’écriture, nous ferons donc appel à la métaphore du mythe d’Orphée, tel que le développe Maurice Blanchot dans L’Espace littéraire. Blanchot explique qu’Orphée réussit à ouvrir le vide par son chant, puis à y descendre afin de chercher Eurydice. Ensuite, le critique constate qu’au lieu de ramener Eurydice, c’est son échec qu’il ramène au monde, et donc son chant gémissant et brisé. Également, Duras, par l’écriture, descend en elle-même pour faire ressurgir les souvenirs du passé, déjà morts puisque voués à l’oubli. Ces souvenirs, renaissant par l’écriture, subissent en même temps une deuxième mort, celle de la fixation et de l’altération par cette même écriture. Tel Orphée qui doit perdre Eurydice deux fois pour que son chant endeuillé puisse résonner, Duras doit échouer continuellement à faire sortir la voix souterraine de la persona pour que sa démarche scripturaire puisse persister. Cela révèle la posture mélancolique de l’écriture durassienne. Selon Pierre Fedida, le désir mélancolique pousse à fantasmer l’objet vivant comme s’il était déjà perdu. En effet, « le plus sûr moyen de se préserver de la perte d’un objet est de le détruire pour le maintenir vivant. » Par l’écriture, Duras opère à la fois la résurgence et l’enterrement de son passé pour le maintenir vivant en tant qu’objet perdu, nous laissant apercevoir l’avènement d’une vocalité toujours en devenir dans le texte et créée par lui, mais également à son origine.


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