Concevoir les existants·es. Les subjectivités autres qu’humaines en sciences sociales Appel à contribution

Organisateurs : Khalil Khalsi, Magali Uhl

Date limite d'envoi des propositions :

Lancement de l'appel :

Dans un récit stimulant intitulé Croire aux fauves (2019), Nastassia Martin, anthropologue, raconte la manière dont, lors d’un terrain de recherche, elle a été attaquée par un ours dans les montagnes du Kamtchatka (Russie), et comment elle s’en est sortie, vivante. Le livre suit le récit de cette étreinte hors-norme et témoigne de la façon dont cet accès fugace à un versant du réel, intouché par l’enquête ethnographique, l’a subjectivement altérée et influence désormais son épistémé de chercheuse en sciences sociales. Anna Tsing, pour sa part, ne traque pas l’ours, mais une nouvelle espèce de champignon, les matsutakes, qui ne s’épanouissent que dans les ruines de la modernité, sur les sols dégradés par l’activité humaine, et ne croissent qu’en s’enchevêtrant à d’autres organismes vivants (Tsing, 2015). La chercheuse en études féministes et environnementales suit donc les travailleurs·ses précaires qui en font la cueillette, notamment en Oregon (États-Unis), mais aussi au Danemark, au Canada ou au Japon, et montre les relations que les cueilleurs·ses nouent avec le champignon et la communauté de destin qui les lie, scellée par le capitalisme. Contamination réciproque entre vivants·es et entremêlement des espèces, c’est ce que narrent nombre de recherches contemporaines qui, au croisement des sciences naturelles et des sciences sociales, n’hésitent pas à se confronter à d’impensables terrains. Forêts infranchissables, ruines urbaines, zones de guerre, lacs asséchés, gisements miniers, morgues, etc., sont devenus les territoires de leurs investigations.

S’il est aujourd’hui inenvisageable de s’intéresser aux modalités d’existence des non-humains·es sans faire référence aux travaux de Philippe Descola, Vinciane Despret, Bruno Latour, Nastassja Martin, Baptiste Morizot, Tobie Nathan et Isabelle Stengers — pour ne citer que quelques-uns des noms de ce noyau francophone de philosophes, sociologues et anthropologues —, c’est certainement depuis la publication de Par-delà nature et culture (Descola, 2005) que ce champ de recherche en science sociales a connu son grand élan en langue française — même si la voie avait déjà été balisée en philosophie par Edgar Morin (1973), Michel Serres (1990) et Félix Guattari (1989), seul ou avec Gilles Deleuze (1980). S’instaurait alors une spécificité francophone vis-à-vis d’un domaine déjà bien établi dans d’autres pays comme les États-Unis, mais aussi l’Australie et l’Allemagne au moins depuis les années 1970, et ce, dans le sillage d’une « Naturphilosophie à laquelle le pays de Descartes et de Comte est resté ostensiblement imperméable » (Descola, 2015 : 337). Ce décalage tient à d’innombrables facteurs, le plus notoire étant la menace que constituerait — pour l’esprit des Lumières, ses prétentions universalistes et l’exception de l’individualité humaine — l’ouverture du champ de l’existence à d’autres « formes de vie » (Wittgenstein, 1945), elles-mêmes portées par d’autres types de rationalité. Toutefois, loin de saper l’exigence rationaliste et ne sacrifiant pas la mise en perspective historique, ce champ de recherche s’attache à déconstruire les excès de modernité — dont la pandémie de COVID-19 serait l’un des symptômes les plus palpables (Khalsi et Martin, 2020) —, à en reconnaître les failles, les truismes et les angles morts, et ce, afin de mieux en penser les voies de continuité et de rupture dans une posture à la fois philosophique et politique, elle-même nécessaire au redéploiement d’une vision d’avenir telle qu’imposée par le devenir « planétaire » du monde (Morin, 1993).
C’est dans le sillage de cette déconstruction théorique de la position humano-centrée que ce numéro des Cahiers de Recherche Sociologique voudrait intervenir, et ce, afin d’en établir le nécessaire état des lieux, mais aussi de poser les balises épistémiques d’un champ en plein essor aujourd’hui (notamment au regard de l’urgence environnementale), d’en préciser les contours ontologiques (qui sont ces existants·es ?) et de définir les concepts et méthodes opératoires qui, en sciences sociales — et en distinguant la spécificité du champ francophone par rapport à d’autres, comme celui anglophone —, émergent à la faveur de ces possibilités théoriques nouvelles.
Nous souhaiterions, pour ce projet, faire la part belle aux existants·es autres qu’humains·es. Qu’ils et elles soient animaux·les (Haraway, 2003 ; Bailly, 2013 ; Baratay, 2017), végétaux·les (Kohn, 2013 ; Coccia, 2016), algaux·ales ou fongiques (Margulis, 1992 ; Tsing, 2015), défunts·es ou fantômes (Despret, 2015 ; Delaplace, 2018), robotiques (Uhl & Dubois, 2011 ; Dumouchel & Damiano, 2016) ou se situant à l’intersection du physique et de l’intangible (Nathan, 2007), nous proposons de les qualifier comme autres qu’humains·es, comme le fait Alfred irving Hallowell (1965) , plutôt que plus-qu’humains·es (Manning, 2016) ou au-delà de l’humain (Kohn, 2013). Autre qu’humains·es aussi plutôt que non-humains·es, de sorte à dépasser l’opposition que suppose cette appellation générique par trop paradoxale (Latour, 2011), en ceci que la négation entérine la distinction entre nature et culture plutôt que de la subvertir.
Parler d’autres qu’humains·es permet, par ailleurs, toutes les hybridités ; aussi arrive-t-il que ces autres ne soient pas toujours des entités en soi, mais bien plutôt des humains·es qui sont un peu animaux·ales, un peu défunts·es, un peu esprits (Lhurmann, 2011), ce qui est à même de dévoiler d’autres modalités de contact et de partage du sensible, par-delà le physique. Par ailleurs, les considérer comme des existants·es, plutôt que comme des êtres, permet de s’éloigner du terrain glissant de l’ontologie au sens étymologique (du grec ontos, « ce qui est »), et de s’abstenir de la tentation proprement occidentale du découpage identitaire (Jullien, 2009). Les situer dans le champ de l’existence plutôt que dans celui de l’être, c’est aussi éviter les essentialismes, tout en concédant à ces alter des manières de se rendre présents au monde qui, demandant à être empirisées et conceptualisées, sont à penser sans catégorisations cognitives a priori (comme celles de l’identité), ni anthropomorphisme (la subjectivité de ces autres serait calquée sur celle humaine), ni ethnocentrisme (les autres collectifs penseraient la subjectivité des autres qu’humains·es comme le feraient les supposés modernes).
Tout en reconnaissant l’autonomie de ces entités qui partagent notre univers avec leurs mondes propres, leurs Umwelten (Uexküll, 2010), ce numéro propose d’observer le statut de ces existants·es au sein des différentes cosmologies (Descola, 2005 ; Martin, 2016 ; Castro 2019), les modalités de leurs interactions avec les humains·es, et surtout de s’interroger sur la possibilité de concevoir une subjectivité propre à ces formes d’altérité. Si les sciences humaines et sociales privilégient, en la matière, les collectifs comme sujets d’étude ainsi que leurs interactions avec d’autres collectifs d’existants·es, parler de subjectivité amène d’emblée à poser le postulat philosophique d’une individualité, d’une singularité et d’une intentionnalité propres à ces derniers·ères. Plus encore, parler de subjectivité autre qu’humaine exige de penser les concepts adéquats à ce nécessaire décentrement dans le cadre de la révolution paradigmatique en cours, telles que furent celles copernicienne et darwinienne et qui imposèrent d’autres visions du monde, si ce n’est d’autres métaphysiques (Latour, 2015). Doit-on alors, pour mieux définir ces existants·es et circonscrire leur mode d’existence ainsi que leur périmètre d’actions et d’interactions, se tourner vers une « politique orientée objet » (Latour, 2011), voire vers une « ontologie orientée objet » (Morton, 2013) ? Par ailleurs, si une nouvelle catégorie est à définir pour mieux instaurer ces sujets autres, la recherche peut-elle faire l’économie de la relation épistémique, autrement dit de la zone liminaire entre la subjectivité du/de la chercheur·se et cette autre, qu’elle appréhende (Martin, 2019) ?

Afin d’éviter les réflexions généralisantes et/ou universalisantes, nous encourageons les auteur·trices à rendre leur argumentation spécifique en l’illustrant ou en l’exemplifiant, ou mieux en présentant une recherche comportant un terrain, à l’image des deux enquêtes anthropologiques qui ouvrent cet appel à contribution. Nous accueillons ainsi les propositions d’articles en sciences humaines et sociales, en encourageant particulièrement celles qui proposent des modèles de réflexion conceptuelle s’articulant à travers des corpus ou des cas d’études empiriques et/ou artistiques. Chaque contribution pourra se concentrer sur l’un des trois axes suivants ou les combiner :

  1. 1. Épistémologique : De quels outils conceptuels se doter pour quelles modalités d’existence ? Comment se garder de l’anthropomorphisme pour penser adéquatement ces existences autres qu’humaines ? Qu’implique la conception de ces altérités radicales au niveau de la rationalité moderne, voire post-moderne, si ce n’est post-humaine ?
  2. 2. Méthodologique : Comment appliquer ces nouveaux modèles en recherche et qu’implique, d’un point de vue méthodologique, cette réfection paradigmatique en cours ? De quels outils, méthodes, dispositifs, techniques disposons-nous pour appréhender ces autres existants·es et pour quels résultats ?
  3. 3. Empirique : Quel est l’apport des formes de savoir, notamment artistique, créatif ou expérimental, dans ce domaine de connaissance en pleine émergence ? Comment l’expérience ou l’expérimentation peuvent-elles en être de potentiels véhicules d’exploration ?

Les propositions d’articles, d’environ une page, agrémentées d’une bibliographie préliminaire ainsi que d’une notice biobibliographique d’une centaine de mots, doivent être adressées à Khalil Khalsi (khalil.khalsi.1 chez ulaval.ca), à Magali Uhl (uhl.magali chez uqam.ca) et à Shirley Roy (roy.shirley chez uqam.ca).

Soumission du manuscrit : Les auteurs·trices dont les articles auront été retenus devront soumettre leur manuscrit au plus tard le 1 er mai 2021. À ce moment les normes de présentation de l’article leur seront acheminées.

Calendrier :
• Soumission des propositions : 15 février 2021
• Notifications d’acceptation ou de refus : 1er mars 2021
• Soumission des articles retenus : 1 er mai 2021
• Premier retour d’expertise : 1 er juillet 2021
• Navettes de correction : Juillet – août 2021
• Publication du numéro : Automne 2021 (fin)

Références
Bailly, J.-C. (2013). Le Parti-pris des animaux, Paris : Le Seuil.
Baratay, É. (2017). Biographies animales. Des vies retrouvées, Paris : Le Seuil.
Coccia, E. (2016). La Vie des plantes. Une métaphysique du mélange, Paris : Payot et Rivages.
Castro (de), E.V. (2012). Cosmological Perspectivism in Amazonia and Elsewhere. Manchester : HAU Books.
— . (2019). « Aucun peuple n’est une île » (trad. Oiara Bonilla), in Au seuil de la forêt. Hommage à Philippe Descola, l’anthropologue de la nature (Cometti, G., Le Roux, P., Manicon, T. & Martin, N., dir.), Mirebeau-sur-Bèze : éditions Totem, pp. 1063-80.
Delaplace, G. (2018). « Les fantômes sont des choses qui arrivent », Terrain (69), pp. 4-23.
Deleuxe, G. & Guattari, F. (1980). Mille plateaux. Paris : Minuit.
Descola, P. (2015 [2005]). Par-delà nature et culture. Paris : Gallimard, Folio essais.
Despret, V. (2015). Au bonheur des morts. Paris : La Découverte.
— . (2019). Habiter en oiseau. Arles : Actes Sud.
Dumouchel, P. et Damiano, L. (2016). Vivre avec les robots : essai sur l’empathie artificielle, Paris : Le Seuil.
Guattari, F. (1989). Les trois écologies. Paris : Galilée.
Ingold, T. (2000). The perception of the environment : essays on livelihood, dwelling and skill. Londres : Routledge
Lestel, D. (2019). Nous sommes les autres humains. Paris : Fayard.
Haraway, D. (2003). The Companion Species Manifesto : Dogs, People, and Significant Otherness. Chicago : Prickly Paradigm Press.
Hallowell, A. I. (1960). « Ojibwa ontology, behavior, and world view », Culture in history (Stanley Diamond, ed.), 19–52. New York : Columbia University Press.
Jullien, F. (2009). Les transformations silencieuses. Chantiers, I, Paris : Grasset.
Khalsi, K. & Martin, N. (2020). « ‘‘S’ouvrir à la perméabilité du monde’’ : entretien avec Nastassja Martin, auteure de Croire aux fauves ». Spirale. Mis en ligne le 22 juin 2020. URL : http://magazine-spirale.com/article-dune-publication/nastassja-martin-souvrir-la-permeabilite-du-monde. [Consulté le 12 novembre 2020]
Kohn, E. (2013). How Forests Think. Towards and Anthropology Beyond the Human. Berkeley : University of California Press.
Latour, B. (2011). « Préface » in Humains, non-humains (Houdart, S. & Thiery, O., éds.), Paris : La Découverte, pp. 77-80.
— . (2012). Enquête sur les modes d’existence. Paris : La Découverte.
— . (2015). Face à Gaïa : huit conférences sur le nouveau régime climatique. Paris : La Découverte.
Lhurmann, T. M. (éd.) (2011). Suomen Anthropologi : Journal of the Finnish Anthrepological Society (Vol. 36(4)). Helsinki : Presses de l’Université d’Helsinki.
Manning, E. (2016). The minor Gesture, Durham, Duke University Press.
Margulis, L. (1992). Diversity of Life : The Five Kingdoms, Enslow, Hillside, New Jersey.
Martin, N. (2016). Les Âmes sauvages. Face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska. Paris : La Découverte.
— . (2019). Croire aux fauves. Paris : Verticales.
Morin, E. (1973). Le paradigme perdu. Paris : Seuil.
— . (1993). Terre-Patrie. Paris : Seuil.
Morton, T. (2013). Hyperobjects. Philosophy and Ecology after the End of the World, University of Minnesota Press.
Nathan, T. (2007). Nous ne sommes pas seuls au monde : les enjeux de l’ethnopsychiatrie. Paris : Les Empêcheurs de penser en rond.
Serres, M. (1990). Le contrat naturel. Paris : Éd. François Bourin.
Souriau, É., Stengers, I., & Latour, B. (2009). Les différents modes d’existence : suivi de Du mode d’existence de l’oeuvre à faire. Paris : Presses universitaires de France.
Stengers, I. (2008). Au temps de la catastrophe. Résister à la barbarie qui vient, Paris : La Découverte.
Tsing, A. L. (2015). The Mushroom at the End of the World : On the Possibility of Life in Capitalist Ruins, Princeton, Princeton University Press.
Uexküll (von), J. (2010 [1934]). Milieu animal et milieu humain, Paris : Rivages.
Uhl, M. et Dubois, D. (2011). « Réécrire le corps : l’art biotech ou l’expression d’une genèse technique de l’hominisation ». Cahiers de recherche sociologique , n˚50, pp. 33-54.
Wittgenstein, L. (1990 [1945]) Investigations philosophiques (trad. Pierre Klossowski), Paris : Gallimard.

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