Éditer la poésie (XIXe–XXIe siècle). Histoire, acteurs, modes de création et de circulation. (2e année)

Organisateurs : Serge Linares, Isabelle Diu (Bibliothèque littéraire Jacques Doucet)

Ce séminaire porte sur l’édition de poésie dans l’espace francophone européen depuis la fin du XIXe siècle. Il s’agit de regarder l’expression poétique dans ses réalités éditoriales pour enrichir son approche, sous fréquente domination logocentrique, d’apports contextuels et matériels en considérant sa dépendance à l’univers social, technique et esthétique de l’imprimé.
Souvent sacralisée et placée au sommet de la hiérarchie des genres, la poésie est rarement appréhendée dans son environnement éditorial et dans sa tangibilité objectale. Sa mise en livre fait pourtant l’objet d’une élaboration plurielle, souvent minutieuse, engageant tout un réseau d’opérateurs (des techniciens aux diffuseurs), dont on tait volontiers les actions sur la concrétisation et le devenir du recueil. La dimension collective d’une publication poétique est généralement limitée, dans les commentaires, à sa résonance dans le champ littéraire et/ou dans la sphère publique, sans être d’abord ramenée à ses modes internes de fabrication et de circulation. L’histoire de l’édition et du livre, prolifique pour les genres les plus répandus (du roman au livre de jeunesse), s’intéresse peu à la poésie, sinon dans le cadre d’études plus larges, par exemple sur les revues, sans doute parce qu’elle apparaît enfermée dans une forme d’élitisme et de marginalité, et destinée à un lectorat choisi et clairsemé. En plein essor, les recherches sur l’objet livre de nature poétique sont d’ordinaire consacrées aux aspects bibliophiliques ; elles échappent rarement à l’idéalisation de la figure auctoriale et, dans le cadre des ouvrages à figures, à l’héroïsation du couple formé par le poète et l’illustrateur. Restituer leur importance à tous les acteurs de la chaîne éditoriale permettrait pourtant de mieux comprendre la complexité d’une production d’art, soignée dans tous ses détails.
Plus généralement, ce séminaire propose, non pas d’éluder l’approche monographique ou l’étude textuelle, mais de les mettre en dialogue avec le monde de l’édition, dont les poètes sont acteurs à des degrés divers, parfois jusqu’à devenir eux-mêmes éditeurs, et dont les œuvres sont fortement tributaires, y compris d’un point de vue formel. C’est ainsi que, depuis Mallarmé, la modernité poétique, dans son versant figural, a beaucoup joué d’une littérarité suspendue à l’iconicité du support et du texte. Tenir compte des conditions et des modalités qui président à la réalisation matérielle des livres de poésie offre dès lors des voies d’exploration complémentaires à d’autres démarches herméneutiques.
Plusieurs orientations majeures caractériseront ce séminaire :
1. contribuer à la constitution d’une histoire de l’édition de poésie depuis le dernier tiers du XIXe siècle, qui vit le genre essaimer dans de petites structures et se dissocier des grandes maisons, sans rien perdre de son capital esthétique et symbolique, voire en l’accroissant ;
2. restituer la complexité des rapports entre les différents intervenants de l’édition de poésie, en mettant l’accent sur les relations des poètes à leurs éditeurs comme aux illustrateurs, typographes, maquettistes ou imprimeurs ;
3. établir les formes d’organisation de l’édition de poésie qui, selon les cas, relève du compte d’auteur, de l’autoédition, de maisons dédiées ou de structures plus généralistes, et qui s’adosse avec fréquence à des revues ou à des collections ;
4. spécifier les types d’interactions que les poètes négocient entre leur imaginaire du livre et la concrétude de leurs publications ;
5. mettre en évidence les effets des mutations techniques de l’imprimé, passé du plomb à l’offset, et confronté à la révolution numérique ;
6. comprendre l’économie de l’édition de poésie (tirages, subventions, prix) et ses vecteurs de promotion (récitals, festivals et autres formes de rencontre avec le public) ;
7. dresser une cartographie diachronique des lectorats de poésie, en évaluant notamment le poids des usages sociaux sur la réception du genre, que ce soient les enjeux politiques, les médiations artistiques (tels que les mises en chanson) ou encore le rôle des institutions (principalement scolaires et universitaires).
8. décloisonner les histoires éditoriales, trop souvent nationales, non seulement en appréciant le niveau des accointances chronologiques et des convergences pratiques entre les différents espaces géographiques de l’édition francophone européenne, mais aussi en déterminant les modalités de leurs échanges depuis la modélisation des savoir-faire et des protocoles esthétiques jusqu’à l’élaboration technique et la diffusion commerciale des ouvrages.

Somme toute, on entend regarder la production poétique de façon multifocale, grâce aux observations croisées des écosystèmes éditoriaux de l’Europe francophone, et contribuer de la sorte au décentrement de l’histoire de la poésie en langue française, trop souvent cantonnée à l’activité hexagonale.

Séances du séminaire

Séance(s) passée(s)

  • Pauline Khalifa, « “La passion de la chose imprimée” : créations et rencontres aux Éditions Le Soleil Noir »
  • Augustin Guillot, « Le lyrisme des fleurs à l’époque romantique ou la genèse éditoriale de la modernité poétique (France, première moitié du XIXe siècle) » ; Olivier Belin, « La poésie au prisme des ephemera »
  • Martine Jey, « L’enseignement de la poésie dans le secondaire et le haut enseignement au XIXe siècle » ; Julien Schuh, « Éditer la poésie au Mercure de France : autour de la correspondance d’Alfred Vallette »

    Martine Jey, « L’enseignement de la poésie dans le secondaire et le haut enseignement au XIXe siècle »
    La poésie a une place et un statut ambigus et changeants dans l’institution scolaire du XIXe siècle. Très valorisée dans plus de la première moitié du XIXe siècle à travers l’épopée et la poésie dramatique essentiellement, la poésie est également au centre de pratiques d’écriture dans l’enseignement secondaire (discours latin, vers latins, discours français) et fait l’objet de nombreuses publications dans des ouvrages scolaires variés (manuels ou ouvrage de vulgarisation, journaux). Genre majeur, elle trouve également sa place dans le haut enseignement, qui lui accorde une chaire à côté de celle de l’éloquence. L’enseignement de la poésie subit ensuite un déclin, son statut devenant plus complexe et difficile à cerner. On étudiera ce passage, à la fin du XIXe siècle, où la poésie, après cette période de splendeur, souffre d’une relative occultation, et on s’interrogera sur les causes de cette désaffection passagère.

    Martine Jey, Professeure émérite (Sorbonne Université), membre du Cellf (UMR 8599), s’intéresse à la réception des œuvres littéraires dans l’institution scolaire, l’histoire des enseignements littéraires, la sociologie de la littérature. Elle a publié avec Pauline Bruley et Emmanuelle Kaës, L’Écrivain et son école. Je t’aime moi non plus (Hermann, 2017) et avec Laetitia Perret, L’Idée de littérature dans l’enseignement (1860–1940), Classiques Garnier, 2019. Elle a codirigé, avec Emmanuelle Kaës, La Part scolaire de l’écrivain. Apprendre à écrire au XIXe siècle, publié en 2020 (Classiques Garnier).

    Julien Schuh, « Éditer la poésie au Mercure de France : autour de la correspondance d’Alfred Vallette »
    La volumineuse correspondance d’Alfred Vallette, dont l’IMEC et la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet conservent de précieux témoignages, permet d’étudier en détail les relations entre un éditeur et ses poètes au tournant des XIXe et XXe siècles. Vallette s’était dévoué corps et âme à sa fonction de directeur du Mercure de France, et répondait personnellement aux auteurs qui le sollicitaient. Sa conception de l’édition l’amenait par ailleurs à la considérer comme une forme de collaboration avec les poètes, qu’il impliquait volontiers dans les choix liés à l’impression de leurs ouvrages. À travers les missives échangées entre Vallette et les principaux poètes du Mercure (Jammes, Claudel, Vielé-Griffin, Fargue, Stuart Merrill, Jehan Rictus, Henri de Régnier, Saint-Pol-Roux, Édouard Ducoté, Alfred Jarry...), il s’agira de reconstruire les mécanismes de l’édition poétique au Mercure de France, dans ses aspects techniques (contrats, tirages, coûts, rémunérations), stratégiques (les liens entre la publication en revue et en volume, le rôle des poètes comme « conseillers éditoriaux » dans la découverte de nouveaux talents), esthétiques (choix de mise en page, de papiers, de format) et littéraires.

    Julien Schuh est Maître de Conférence à l’Université Paris Nanterre et président de la Société des Amis d’Alfred Jarry. Derniers livres parus : Écrivains et artistes en revue. Circulations des idées et des images dans la presse périodique entre France et Italie (1880-1940), avec Alessandra Marangoni (Turin, Rosenberg & Sellier, coll. « Biblioteca di studi francesi », 2022) ; Poétique du Chat Noir (1882-1897), avec Caroline Crépiat et Denis Saint-Amand (Presses Universitaires de Nanterre, 2021) ; G.-A. Aurier, Œuvres complètes, avec Laurence Danguy, Vincent Gogibu, Damien Gonnessat, Alexia Kalantzis et Christophe Longbois-Canil (Éditions du Sandre, 2021) ; Les Architectes du livre, avec Anne-Christine Royère (Nicolas Malais/Cabinet Chaptal, 2021).

    Université Sorbonne Nouvelle, Maison de la Recherche, salle Mezzanine
    4 rue des Irlandais, 75005 Paris

  • Elisa Grilli, « Le renouveau poétique dans les « revues littéraires et artistiques » de la fin du XIXe siècle : qui tient la plume ? » ; Pierre Loubier et Barbara Pascarel, « Léon-Paul Fargue : le poète et ses éditeurs »
  • Alain Vaillant, « L’édition poétique à l’ère de la “dérégulation culturelle” (C. Charle) : une anomalie nécessaire » ; Luigi Magno, « Jean-Marie Gleize éditeur de poésies »
  • Serge Linarès, « Poésie en revue : le cas de René Rougerie »
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